En peinture, il y a les natures mortes, les nus, les vanités… J’aurais envie d’ajouter un genre d’œuvres que je nomme « les indécentes »
Voici donc un texte ni poème ni témoignage ni réflexion ni journal… quelque chose qui relève de l’intime mais d’un ordre universel puisque le « thème » touche tout le monde, une expérience qui entrelace émotions, distance, curiosité, désarroi...il faudrait bien identifier ce genre de paroles ; le faut-il ? s’il le faut, voici une « indécente ».
10 avril 2022
Allongée sur un lit, elle parle à peine elle respire
dit que la pièce est vide et que l’église est vide
parle des messes du matin auxquelles il fallait aller à jeun
m’incite à préparer les habits pour le coffre
?
le coffre funéraire et me parle de robe
sourit quand je demande si elle veut que je porte des boucles d’oreille
murmure qu’à Brest tout le monde est mort
n’a plus ni chanson ni musique dans la tête
seules ses mains dessinent encore des mouvements de piano
dit qu’elle veut partir
et quand je lui donne rendez-vous pour le lendemain qu’elle soit encore là ou qu’elle soit déjà partie
elle s’étonne « mais où veux-tu que j’aille ? »
belle question d’un cerveau qui se dit vide
d’un geste minime du pouce et de l’index
me dit que tout est vide mais qu’il reste une petite clef
une seule petite clef
elle a des secrets aussi que je n’ai pas ici le droit de dévoiler
me confie ses carnets et son alliance
regarde l’alliance d’or de son époux mort, d’un regard morne
son mari, mon père
parle de la petite Renée et de l’anniversaire de mon père
je ne sais, en avril, de quel père il s’agit
elle s’absente, me touche, ferme les yeux, cherche l’air
voit-elle encore le ciel ?
Sous sa peau bleue je vois les os
je voudrais, à l’heure de sa mort, être là
ne sais pourquoi
me demande si ses deniers jours qui s’éternisent me regardent encore
me demande s’il me restera une tristesse
et ce qui de l’enfance remontera à la surface
me demande ce que c’est que vivre si c’est cette boucle, cet œuf
tout rempli de matière et de jaunes et de musiques
qui se vide et se lézarde
la coquille des œufs friable et l’intérieur de l’œuf gobé aspiré
(les images ne sont pas toujours belles)
je parle de tadornes et d’eaux bleu turquoises et froides
elle, ce sont les nuits et les étoiles qu’elle regardait
alphonse dit que pour ceux qui croient en un ailleurs, la mort est une situation acceptable
elle dit qu’elle m’attend tous les jours et que ce n’est pas la peine de venir tous les jours
ne mange plus mais pourquoi pas demain ne pas tenter de s’asseoir ?
me parle de l’orange que madame Rivière lui a offert
aucune photo ne l’intéresse plus, coquille vide
quelle est la clef restante ?
11 avril 2022
elle réclame un miroir
ne se trouve pas mauvaise mine
je pense à des tortues marines
que reste-t-il de nous
corps et âmes perdus bel et bien
devenus abstraits
abstraits nos souvenirs
restent des gestes dont on ne sait le sens sinon la caresse la pression la retenue ou la violence
l’évocation d’une enfant, soline, qu’elle ne connaît pas, l’illumine
rappelle que dédé perd la tête
hier elle aurait bien mangé des frites – elle qui ne mange rien depuis des semaines
s’inquiète des résultats des élections, par réflexe
rappelle à nadette qu’elle pourrait organiser des cours d’histoire et de géographie, où ? Ici à l’epadh
...
à qui ira la pendule fabriquée par le cousin Morinière ?
Elle oublie qui revient d’Irlande qui est en vacances au Portugal qui arrive dans une semaine mais sait que Nicolas partira pour Venise
qui est là quand elle parle et que ses mains arabesquent ?
Les équipes soignantes la trouvent en meilleure forme de jour en jour
elle n’a pas mauvaise mine et poursuit des pensées
dit qu’elle ne désire rien que d’en finir mais que cela ne se fait pas comme ça elle aimerait avoir envie d’avoir faim
je pense à johnny et son envie d’avoir envie
est-ce un privilège d’accompagner sa mère dans les méandres de sa disparition ?
De jour en jour je la crois indestructible je suis terrifiée qu’elle ne meurt jamais se déroulent des films d’horreur de revenants –
je n’ai pas honte de mes pensées
ne sais plus si la femme alitée à court d’air et de désir est encore vivante
ou si nous vivons une expérience
je n’aimerais pas que cette transition se transforme en film « un jour sans fin » que la tendresse ou les maladresses se muent en cocasseries
si c’est une expérience qu’apprend-elle et à qui ?
Un enfant se fabrique en 9 mois est-ce idem pour un mort ?
© anne jullien
Bien lu..partageant les sensations. Merci de le dire si bien
RépondreSupprimer