Lire en ligne

lundi 3 décembre 2018

Des finitions



la poésie ça sert à éviter le courage les départs ça sert de maquillage
ça emberlificote les cœurs et les gestes ravageurs et libres ça chante c’est beau ça ment c’est fleuri


la poésie ça sert à ne pas devenir criminel ou criminel de salon assassin lyrique ça évite les menottes la prison et les oranges le dimanche apportées par la famille


la poésie ça sert de pyjama, de bure, de cotte de mailles, de jupe si l’on est un garçon et de sabre si l’on est une fille


la poésie ça sert de sel de piment d’espelette de grains de coriandre ou bien de mignardises le dimanche quand il pleut à vie


la poésie ça sert de cache-sexe et de misère aussi, de jambes de bois pour paralytiques pour les amnésiques aussi ça sert à tout ce qu’il est impossible physiquement de vivre par les chemins


la poésie est un fer à repasser la poésie est un magasin de matériels électro-ménagers et si l’on estime qu’un lave-linge, un aspirateur, un robot multi-fonctions sont des choses utiles alors la poésie est utile et sans électricité la poésie sert de balai de serpillière de couteau-économe –- pour éplucher donc elle est éternelle tant que dure le monde d’après le nucléaire


la poésie ça sert à éviter la corde qui donne des morts trop sexuels c’est un revolver pour dames et pour messieurs on meurt avec dignité en poésie on pourrait dire par exemple cet homme assis sur un carton mendie avec poésie cette femme allaite son enfant mort de faim avec poésie ces gens bafoués souffrent avec poésie ah quelle leçon !


la poésie n’est pas un sonnet pas un haïku pas un diptyque la poésie n’est pas un sentiment pas un album pas un almanach la poésie n’est pas


la poésie sert à remplacer c’est une utilité de théâtre la doublure d’un manteau une prothèse de hanche ça peut servir de costume trois pièces quand les costumes trois pièces disparaissent ou de clé de 12 ça remplace les morts mais en moins efficace et moins durable la poésie est une pièce de rechange qu’il faut changer régulièrement


ça chante ça guérit de maladies le plus souvent imaginaires alors on soigne le mal par le mal c’est pourquoi la poésie use d’images, c’est un remède homéopathique mal remboursé pas prouvé à hautes dilutions aux principes indéfinis analogiques flous on dit ancestral dans ces cas-là


la poésie sert mais moins que la danse, c’est là son défaut on la garde en cas d’impossibilité physique de danser, ce qui prouve que la poésie est bel et bien une pièce de rechange mais sans pièce de rechange tout tombe en panne et nous avec donc la poésie sert même si la danse ah bien sûr la danse ça a une autre gueule déjà ça a un corps du silence ah la danse ça rend muette la poésie


la poésie sert de traducteur simultané aux blessures ou de dictionnaire


la poésie sert de binette d’hôtel à hérisson en novembre sert à dire maman je t’aime tu étais si belle quand tu chantais dans ta chorale dimanche à Saint Budoc et il a fallu attendre tant d’années et la mort pour que tu montes sur scène et que je crois qu’il te voie et te sourie de là-haut en quoi j’ai cessé exactement aujourd’hui de croire
mais quand même


la poésie sert à chanter des paroles très intimes sans que personne ne puisse deviner à qui ou à quoi et sans que personne n’ait barre sur vous qui dites sans vraiment dire puisque c’est de la poésie donc à haute dilution pas prouvée etc


la poésie sert à poursuivre au lasso à cru sur un poney indien pommelé les vaches aux admirables cornes des westerns et autres choses et objets et images que vous voulez attraper dans les rêves sans avoir un absolu besoin d’y croire


la poésie sert à hululer de bonheur indécent juste après avoir échoué votre goélette dans les sables d’une île sans enchantement frappée de plein fouet par les réalités climatiques et psychologiques et en plein effondrement intime vous avez avoué votre bonheur fol, intrinsèque, viscéral et c’est la poésie qui fut votre roue de secours avec laquelle vous avez pu rejoindre le réel là où vous l’aviez perdu où il vous avait perdue


oui mais ça n’est pas la danse ah la danse

© anne jullien
02 décembre 2018


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire